vendredi 11 juin 2021

10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, de Elif Shafak

 

 

Ce roman débute par un meurtre.

Pas de suspens de ce côté-là, on sait que notre héroïne finit dans une benne à ordures, dans une ruelle sordide d’Istanbul.

Sauf que le lecteur se retrouve d’emblée aux côtés de l’esprit de Leila, notre héroïne morte.  On comprend alors que le titre représente le laps de temps entre la mort biologique et l’extinction définitive de l’esprit qui occupait jusqu’alors les lieux. L’extinction ou sa libération vers d’autres cieux, une autre dimension ou même le néant, selon les croyances de chacun.

Minute après minute, chapitre après chapitre, Leila se remémore des instants de sa vie, depuis sa naissance jusqu’au tournant tragique de son destin. On découvre alors ce que fut le début de sa vie dans un petit village d’Anatolie (la partie asiatique de la Turquie), sa famille, ses secrets, ses tourments, ses mensonges, le poids de la religion et le déshonneur.

La Leila adulte est une prostituée, une citoyenne de seconde zone, une indésirable pour sa famille et la société bien comme il faut. Son esprit nous raconte au fil des chapitres comment elle en est arrivée là. Comment et pourquoi elle a quitté sa famille et un avenir tout tracé, comment elle a atterri dans la rue des bordels à Istanbul ? Qui sont ces cinq amis qui tiennent tant à elle, quelle a été leur histoire à eux ? D’où viennent-ils et pourquoi sont-ils aussi des indésirables ?  

A travers ces six personnages, on part à la rencontre de vies, de lieux, de tragédies différentes.

Comme à son habitude, Elif Shafak fait preuve de beaucoup de douceur dans sa narration, autour de thèmes pas franchement mielleux. Profondément humaniste, elle contrebalance tous les travers de la société turque par des valeurs réconfortantes. La noirceur peut être repoussée par la lumière et l’espérance.

Le poids des traditions et de la religion, la rigidité, l’intolérance, la répression, le jugement, les lois, le rejet, la misère, la souffrance...  tout cela est jugulé par la force et la chaleur de l’amitié et l’amour. Un îlot de réconfort dans une tempête en furie.

Toutes ces vies ballottées ont remué mes émotions. Le samsara de l’existence est comme un fleuve déchainé qui emporte tout sur son passage, rendant chaque minute, chaque seconde comme un rêve éphémère et déjà oublié. L’être humain s’échine à se pourrir la vie et celle de ses congénères en inventant tout un tas de règles morales aussi rigides que destructrices, des principes ridicules qui ont pourtant le pouvoir de briser des vies. Il suffirait pourtant de distiller dans ce monde un peu plus de souplesse, de tolérance et de bienveillance. Cette bienveillance existe déjà, certes, par petites touches, et c’est ce qui rend la vie de certains plus tolérable, mais ce n’est pas assez. 

Ce roman m'a émue jusqu’aux larmes, surtout les derniers chapitres, que j'ai trouvés poignants. J'ai ressenti une immense tristesse et un fort sentiment de gâchis face à tant de souffrance et d'injustice.

Elif Shafak signe ici un roman en faveur du droit des femmes, toutes en général, et les prostituées en particulier, dans un pays (la Turquie) où tant reste encore à faire. (Et pas que la Turquie d’ailleurs).

Bonne lecture.