Trois filles d’Eve, même origine, mais trois voies
différentes.
La pécheresse, la croyante et la déboussolée. Trois
musulmanes, trois choix, trois destins.
Habituellement, lorsque je termine un livre, je me lance
tout de suite dans la rédaction de mon ressenti. Mais là, impossible. Je ne
savais pas vraiment par où commencer tant le roman est dense, riche. Elif
Shafak signe là un récit engagé, parfois acide, elle dénonce sans langue de
bois les dérives du gouvernement turc, en parlant notamment de la pratique de
la torture dans les prisons. Ce passage m’a d’ailleurs donné la nausée… Elle
jette aussi un regard acéré sur la société stambouliote, cette masse mouvante,
qui peut tout broyer sur son passage, indifférente, parfois agressive et
violente.
« Cette perte collective
de toute raison avait quelque chose d'insondable: si un nombre suffisant de
regards éprouvait la même hallucination, elle devenait vérité; si ceux qui
riaient de la même misère étaient assez nombreux, elle se changeait en petite
blague amusante. »
(Page 14.)
Peri, l’héroïne turque, est la déboussolée des trois filles
d’Eve. Coincée entre un père moderniste et laïc, et une mère excessivement pieuse. Elle a
grandi dans un genre de flou, incapable de se positionner, de trancher entre
ses modèles parentaux.
« N'y a-t-il vraiment
pas d'autre voie, pas d'autre espace pour les choses qui ne relèvent ni de la
croyance ni de l'incrédulité - ni pure religion ni pure raison? Un troisième
chemin pour les gens comme moi? Pour ceux d'entre nous qui trouvent les
dualités trop rigides et ne souhaitent pas s'y conformer? Parce qu'il en existe
sûrement qui partagent mes sentiments.
Comme si je cherchais une langue
nouvelle. Une langue fugace qui n'est parlée par personne d'autre que moi... ».
(page 80)
Les deux autres filles d’Eve, Shirin la pécheresse et Mona
la croyante, ne sont finalement là que pour illustrer la dichotomie qui
caractérise la jeunesse musulmane, et plus particulièrement ceux qui sont
exposés à la culture occidentale.
L’auteure fait osciller le récit entre passé et présent :
Istanbul, 2016. Peri est épouse et mère. Elle fait partie de la
bourgeoisie stambouliote tout en se sentant différente, se pose en observatrice
de l’hypocrisie de cette classe de la population. C’est cette Peri-là qui fait
un genre de rétrospection, durant un diner qui regroupe tout le gratin de la
haute bourgeoisie d’Istanbul, et repense à son enfance ainsi qu’à ses années d’étude
à Oxford.
Début des années 2000 avec une Peri jeune et étudiante à Oxford, période d’intenses
réflexions et questionnements sur Dieu, le sens des religions, le
fonctionnement des sociétés occidentales et celles du Moyen-Orient. L’entrée en
scène d’un professeur pas comme les autres, ainsi que la présence de ses amies,
Shirin la musulmane pécheresse et Mona la croyante voilée, vont nourrir les
interrogations de la jeune fille et son ambivalence vis-à-vis de la foi.
« ... pour une foule de
croyants, les mots des prières étaient des sons sacrés qu'il fallait non pas
tant pénétrer qu'imiter - un écho sans début ni fin, où l'acte de penser se
réduisait à l'acte de mimer. Dans le sein protégé de la foi, on trouvait les réponses
en abandonnant la question, on avançait en se livrant. »
( page 192)
Ce trio illustre l’état de la société turque, de sa jeunesse
en perte de repères, dont une partie se tourne vers la religion, et une autre
veut s’ouvrir et progresser. Et puis entre les deux, il y a ceux qui doutent.
En bref, il s’agit d’une crise identitaire à laquelle les
jeunes musulmans qui sont exposés à plusieurs cultures sont confrontés.
« Les croyants préfèrent
les réponses aux questions, la clarté à l'incertitude. Les athées de même, à
peu de chose près.
C'est drôle, quant il s'agit
de Dieu, dont nous ne savons à peu près rien, très peu d'entre nous osent
franchement dire : " Je ne sais pas." »
(page 192)
Pour finir,
si je devais extraire de ce roman une idée directrice, sa substance principale,
je dirai que l’auteure nous a livré une profonde réflexion sur la présence
divine - indépendamment de toute
religion-, sur le sens de la vie et la
place de chacun dans le monde, le rôle qu’il est censé y jouer. Et puis aussi,
il y a les questions sans réponse, la violence, la barbarie, le terrorisme qui
ébranle certaines parties du monde…
Un très beau
roman, sensible et plein de relief.
Quel travail fourni. Et le résultat est à la hauteur. Félicitations. Tu réussis à donner envie de lire, entre les éléments dévoilés et ce que tu ne dis pas (surtout via ce que tu ne dis pas). Libre à nous de découvrir, et l'envie d'en faire autant est là. Tu as aimé cette lecture, cela se sent. Elle t'as secouée, cela se sent aussi. Merci pour ce partage efficace.
RépondreSupprimerEn fait, j'ai aimé tous les romans de Elif Shafak.. ils me " parlent "
SupprimerMerci beaucoup Avin ;-)